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21/10 | n°2 | Mounier, Pierre. Les humanités numériques : Une histoire critique. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2018.[HN, analyse]

Bonjour à tous mes lecteurs,

J'aimerais vous parler de l'excellent ouvrage de référence que représente Les humanités numériques : une histoire critique. écrit par Pierre Mounier, publié aux éditions de la Maison des sciences de l'homme en 2018.

Titre : Les humanités numériques : Une histoire critique Auteur : Pierre Mounier Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l'homme Collection : « Interventions » Année : 2018 Domaine : Humanités numériques, Épistémologie, Sociologie des sciences, Critique des technologies

L'ouvrage de Pierre Mounier s'inscrit dans un "contexte morose et déprimé" (p. 12) pour les humanités classiques (histoire, littérature, philosophie). Face à une "désaffection pour la culture humaniste" (p. 11) et à la domination croissante des sciences et techniques, les Humanités Numériques (HN) émergent. Elles sont souvent présentées comme une solution providentielle pour "sauver une tradition érudite multiséculaire en la refondant dans le grand creuset numérique" (p. 12).

L'auteur rappelle que cette alliance n'est pas nouvelle. Il retrace son origine au "père spirituel" du mouvement, le jésuite italien Roberto Busa (p. 23). Dès 1949 (p. 24), Busa a collaboré avec IBM pour réaliser l'indexation complète de la Somme théologique de Thomas d'Aquin, un "travail surhumain" (p. 24) que la lecture traditionnelle ne pouvait accomplir.

La thèse centrale de Pierre Mounier est que les Humanités Numériques ne constituent ni une simple modernisation instrumentale ni une solution miracle. Il s'agit d'un champ complexe, "traversée par des contradictions" (p. 14).

L'auteur propose une "histoire critique" (p. 18) qui vise à dépasser la simple chronique des outils. Il soutient que l'adoption du numérique oblige les humanités à affronter trois défis majeurs (technique, politique et épistémique) (p. 14-18). En relevant ces défis, les humanités ont l'opportunité de "redéfinir le contrat social et épistémique" (p. 18) qui les lie à la société, mais elles courent aussi le risque d'être "asservies à des logiques de contrôle social ou d’industrialisation" (p. 16).

L'argumentation de Mounier suit une progression historique et thématique, analysant les tensions fondatrices du champ.

Partie 1 : Les Origines (Chapitres 1 & 2)

1. L'alliance fondatrice : Busa et IBM (p. 23-45)

Mounier analyse l'acte de naissance des HN (l'alliance Busa/IBM) non pas comme une évidence scientifique, mais comme une rencontre d'intérêts contextuels. Il ne s'agit pas seulement d'accélérer le travail ; Busa transforme le texte en "un ensemble de mots, une base de données" (p. 26), préfigurant le "distant reading". Pourquoi IBM a-t-elle curieusement financé un projet théologique ? L'auteur montre qu'IBM, acteur clé de la Guerre froide (fournisseur de "Defense Calculator" pour les missiles balistiques (p. 30)) et critiqué pour son "efet de déshumanisation" (p. 31), a utilisé le projet Busa comme une opération de communication, pour affirmer une "ambition 'humaniste'" (p. 30). La technologie (la carte perforée) crée une "trading zone" (p. 34)(concept de Peter Galison) où des mondes étrangers (théologie, calcul balistique, paie militaire) se retrouvent à utiliser les mêmes outils et méthodes.

2. L'ordinateur et l'interprétation (p. 47-69)

Mounier explore l'évolution des HN au-delà de la lexicométrie, révélant des tensions épistémologiques profondes sur la nature même de l'interprétation.

Première tension - L'édition critique (McGann) : Des projets comme la William Blake Archive (p. 48) ou la Rosetti Archive (p. 48)(Jerome McGann) utilisent le numérique non pas pour calculer, mais pour enrichir l'interprétation. McGann théorise la "textualité radiante" (p. 50-51) : l'archive numérique permet de lier des "matériaux hétérogènes" (fac-similés, intertextualité) et d'"étendre le champ d’application de nos procédures interprétatives" (p. 50).

Deuxième tension - L'explication (Moretti) : Franco Moretti prône la "lecture à distance" (distant reading) (p. 54-55). Il critique l'analyse "microscopique" (p. 54) du canon littéraire. En s'inspirant des sciences sociales (Braudel) (p. 56) et des sciences de la nature (modèles "Graphs, maps, trees" (p. 57)), Moretti cherche "une histoire littéraire plus rationnelle" (p. 56) qui préfère "l’explication à l’interprétation" (p. 58).

Troisième tension : L'heuristique (McCarty) : Willard McCarty propose une troisième voie. Pour lui, l'ordinateur n'est pas un producteur de résultats ("juke-boxes à connaissances") (p. 62) mais un outil "heuristique". Ce qui compte, c'est "l’activité de modélisation" (p. 62) elle-même. C'est l'échec du modèle, "ce qui fait qu’il ne fonctionne pas" (p. 64), qui force le chercheur à repenser son objet. L'informatique est une "via negativa" (p. 67).

Partie 2 : La Critique Humaniste (Chapitre 3)

3. La critique de la "Mathesis" (p. 71-98)

Face à la domination du calcul, Mounier présente deux figures (Drucker et Doueihi) qui proposent une critique "humanistique" du numérique, c'est-à-dire une critique qui réaffirme la spécificité des humanités.

Johanna Drucker critique la "naïveté" (p. 76) [cite: 603] des visualisations positivistes (ex: Mapping the Republic of Letters). Elle reproche à ces cartes de représenter les échanges de lettres comme des vols d'avion en ligne droite, un "modèle complètement anachronique" (p. 76) qui ignore "l’expérience particulière de la réalité" (p. 76-77). Elle oppose les "data" (données, présupposées objectives) aux "capta" (capturées). Les capta sont des "phénomènes codépendants d’un observateur" (p. 78), "inléchies par des afects" (p. 77). Elle combat la "mathesis" (p. 84)(la prétention cartésienne à une vérité universelle par "l'ordre et la mesure") au nom de l'"aesthesis" (p. 85)(l'expérience subjective et matérielle).

Milad Doueihi propose un "humanisme numérique" (p. 88) fondé sur la "méthode philologique" (p. 90) inspirée de Giambattista Vico. Vico opposait le "vrai" (vérité mathématique) au "certain" (faits humains). La philologie, pour Vico, étudie les "actes de la liberté humaine" (p. 90). Doueihi applique cette méthode pour critiquer l'archive numérique. Il dénonce l'obsession de l'archive totale comme une nouvelle "mathesis" (p. 92). L'archive traditionnelle est constitutive de "l’oubli" (p. 93); l'archive numérique souffre de "l’oubli de l’oubli" (p. 93), prétendant à une transparence totale alors qu'elle est opaque (l'index Google est un "secret industriel" (p. 94)).

Partie 3 : L'Idéologie Numérique (Chapitres 4 & 5)

4. "La fin de la théorie" (p. 99-122)

Mounier analyse ici l'aboutissement de la tendance "mathesis" : les "culturomics", popularisées par l'article de Michel et Aiden dans Science (2011).

En utilisant le Google Ngram Viewer, les auteurs (mathématiciens et biologistes (p. 109)) affirment apporter un "nouveau type de preuve dans les humanité" (p. 101).

Mounier réfute : le corpus Google Books n'est pas un "fossile" (p. 102); il est "constitué par une entreprise unique selon des règles de sélection, qu’elle fixe consciemment" (p. 104). L'exemple de la chute du n-gram "Chagall" pendant le nazisme (p. 101) "ne prouve rigoureusement rien" (p. 107). Nous ne l'interprétons correctement que parce que nous connaissons déjà le contexte grâce aux "historiens tout ce qu’il y a de plus classique" (p. 106). Cette approche s'inscrit dans la thèse de Chris Anderson (rédacteur en chef de Wired) sur "La fin de la théorie" (p. 114). L'idée est que "les petabytes nous permettent de dire que la corrélation est suffisante" (p. 114) et que "les nombres parlent d’eux-mêmes" (p. 115). Le but n'est pas la connaissance, mais la prédiction (p. 117), comme le montre la carrière de J-B. Michel chez Palantir (p. 118-119), entreprise spécialisée dans l'analyse de données pour la surveillance et la défense.

5. Technoscience et "Homo Fabricatus" (p. 123-151)

Mounier relie cette idéologie computationnelle à l'histoire de la technoscience. L'informatique est née de l'effort de guerre (cryptographie, balistique, projet Manhattan) (p. 127-128).

Mounier mobilise Jürgen Habermas (La Technique et la science comme « idéologie») (p. 132). Habermas décrit comment la "rationalité instrumentale" (maîtriser la nature) s'étend à la société, transformant l'homo faber (l'artisan) en homo fabricatus (l'homme fabriqué, géré) (p. 133). Mounier pose l'"hypothèse destructrice" (p. 140): et s'il y avait une "antinomie fondamentale" entre le projet de l'informatique (le calcul, la mathesis) et le projet des humanités ? Le projet des humanités n'est pas le calcul, mais la compréhension du "monde social vécu" (Habermas) (p. 146), ou, en remontant à Cicéron, l'humanitas : l'art de la "vie en commun" (vita communis) acquis par l'étude (p. 150).

Conclusion et Appréciation Critique

Dans sa conclusion (p. 153-178), Pierre Mounier constate que l'idéologie numérique (la "raison computationnelle" (p. 122)) s'est fondue dans le "nouvel esprit du capitalisme" (p. 160)(Boltanski & Chiapello). Le monde académique l'a intériorisé via la "cité par projet" (p. 160), illustrée par l'ANR en France (p. 161) ou les THATCamps américains, qui importent la "culture propre à la Silicon Valley" (p. 164).

Face à cela, Mounier évalue les "armes" des humanités (p. 167):

  1. McCarty (l'élitisme) : Utiliser le calcul comme un "acide" (p. 167) [cite: 1434] pour voir ce qui résiste à la formalisation. Mounier juge cette approche trop élitiste et "enfermée dans la tour d’ivoire" (p. 167).

  2. Doueihi (le discours) : La critique philologique. Mounier note la "faiblesse ontologique" (p. 168) du discours face à la technologie.

  3. Drucker (la praxis) : Agir sur les outils eux-mêmes (le "faire") (p. 169).

Mounier privilégie cette troisième voie, la praxis. Il conclut que les HN sont une "ligne de crête" (p. 177). Les humanités ne doivent ni "la soumission au modèle dominant" ni "la révolte par sécession" (p. 177).

Leur véritable rôle est de "se saisir et utiliser, puis à triturer, détourner, s’approprier" (p. 177) les technologies. C'est dans la "friction" (p. 171) des projets concrets (comme le Perseus Project (p. 174) ou la Public History (p. 172)) que "la singularité irréductible de la recherche humanistique travaille le numérique au corps" (p. 171).

Les humanités numériques : Une histoire critique est un essai dense et essentiel. Il déconstruit brillamment le mythe des HN comme simple progrès technique, pour en révéler les enjeux idéologiques et épistémologiques profonds. Mounier offre une feuille de route exigeante : utiliser le numérique non pas pour calculer le monde, mais pour réaffirmer le projet humaniste de l'interprétation critique et de la "vie en commun", portant ainsi une "promesse d'humanité" (p. 178) dans une société cybernétique.